Dorothée Delornoir « la tache défendue »

En 1971 Salvador Dali porté par la fièvre « paranoïaque critique », expose à une jeune journaliste un projet extravagant ; l’artiste sortant d’un bain de goudron avec sa canne à pêche. Monsieur Dali pourquoi le goudron ? lui demande la jeune femme. L’artiste catalan se redresse sur son fauteuil Napoléon III de l’Hôtel Meurice, retrousse ses moustaches et d’une voix tonitruante, déclame alors sa définition : « Le goudron. » « Le goudron parce que justement c’est la substance qu’on extrait des profondeurs de la terre. C’est un élément visqueux, et noir qui symbolise une chose défendue. »

Goudron, bitume, asphalte, pétrole, nous les trouvons partout, jusque dans les tissus et les objets de notre quotidien, et déplorons leur utilisation abusive et dévastatrice. Mais l’art connaît leur pouvoir, et leurs secrets. Elle les respecte. Dans l’Antiquité, le goudron, le bitume, l’asphalte, le pétrole étaient des Dieux.

Le goudron fascine les sculpteurs, il pétrifie la forme.

Le bitume fascine les peintres pour ses qualités ductiles, sa solubilité dans l’huile, sa couleur noire et chaude permettant la dramatisation de l’image, le clair-obscur. « C’est une matière vivante » explique Dorothé Delornoir « qui ne sèche jamais. Dix ans après on peut la travailler encore. » Elle est tombée sous le charme de cette matière docile « que l’on peut pousser, diriger à sa guise » et qui lui évoque le soleil miroitant « les feuilles marron doré de l’automne ». Dans ses toiles, le clair-obscur donne naissance à des figures étranges, insolites, biscornues.

L’artiste ne représente rien, elle présente les états inconstants des émotions.

Rhizomique, inquiétante, opaque, fermée, scellant l’être dans sa propre prison, l’émotion amplifie ses ombres aux pouvoirs sensoriels enveloppants. La matière l’absorbe, perd sa teneur en se transmuant en des transparences subtiles. Les figures suggèrent les impressions à la fois ignées et aquatiques. Une même tache fait coexister la douceur et le drame. Le noir décline ses multiples nuances, brûlures, cicatrices, calcinations, la tâche se dévore d’elle-même puis elle renaît car le langage de l’âme, n’a pas de contour.

L’artiste a besoin de couleurs vives et de contrastes, des printemps et des ouvertures. Elle revient cependant à cette pratique caressante et sensuelle à travers laquelle elle découvre la secrète et complexe dynamique qui traverse son corps et qui se dévoile dans le travail de la matière. Sa pratique alchimiste rappelle les mystérieux dessins tachistes de Victor Hugo.

Quand chez le poète français les mots tarissaient, son geste audacieux prenait la relève. Ses mains pétrissant la tache d’encre, la tache de café et la tache de bitume de Judée. Il plongeait alors dans la lutte entre les ténèbres et la lumière, entre le jour et la nuit, dictée par l’impulsion de son corps.

Delacroix, Géricault et bien d’autres artistes de l’époque romantique éprouvaient vis-à-vis de cette substance un véritable engouement. Ils l’utilisaient de manière empirique sans savoir que cette matière « physico-chimique » ne meurt jamais. Elle agit encore sur leurs œuvres en les faisant petit à petit se dégrader et disparaître. Rien ni personne ne peut arrêter aujourd’hui cet étrange dénouement de leur destinée.

Dorothéa Delornoir a adopté « la manière noire » en peinture. Elle la porte dans son propre nom, comme une prédestination. Son aptonyme : « Don de Dieu » de L’or noir . Elle est donc née pour chercher dans l’obscurité du mystère emprunté aux anciens, ce que Salvador Dali dans son enthousiasme, et son humour noir appelle une chose défendue.

Ileana Cornea Paris, février 2015