Dorothée Delornoir, par Lauranne Corneau

Dorothée Delornoir n’a pas découvert le bitume le long d’une route amollie par un soleil d’été brûlant. L’artiste confère à ce matériau des références plus automnales : la couleur brun sombre du bitume lui rappelle les feuilles mortes tombées au sol et rendues à la terre. C’est en automne, d’ailleurs, qu’eut lieu la rencontre avec l’or noir : l’artiste parle d’un véritable choc. Bouleversée, électrisée par l’effet produit par le bitume sur la toile, elle décide alors de se consacrer exclusivement à son exploration. Elle va même jusqu’à acter cette renaissance artistique en adoptant l’éloquent nom de Dorothée Delornoir.

L’effet produit - vous l’avez sans doute remarqué - est comparable à l’hypnose. Le regard est capturé par la profondeur de la couleur, et l’âme s’enlise dans les méandres de la forme encore mouvante. Car le bitume ne se pétrifie pas : il vit encore, se meut, coule, cloque, se teinte inlassablement, bien au-delà de l’intervention physique de l’artiste. Et c’est ce qui l’intéresse, justement. Car si Dorothée Delornoir marche dans les pas d’un Delacroix (qui a fait grand usage du bitume), elle n’en demeure pas moins consciente que cette matière est, dans le temps, invasive et parfois destructrice. Voilà pourquoi elle ne l’associe pas à l’huile, mais à l’acrylique. Les corps gras se livrent combat sur la toile, tandis que le résineux et l’aqueux s’entendent, s’accueillent et entrent en douce osmose avec l’état visqueux du bitume, qui ne les dévorera pas.

Enfin, le titre vient. Un titre qui souvent s’ancre dans le réel et porte l’attention sur le jaillissement inopiné de formes identifiables, qui bientôt se dissipent pour former des ombres ou faire écho à d’autres éléments. La signature se fait signe plastique et, discrètement, se niche au creux des masses.

Si sa méthode est éminemment personnelle, elle n’est pas sans rappeler certains grands noms de l’histoire de la peinture. L’oeuvre de Dorothée Delornoir s’ancre en effet dans une tradition picturale précise.

Tout commence avec William Turner, qu’elle place au-dessus de tous les autres. Ses visites assidues des musées sont l’occasion de retrouver la couleur flamboyante et le trait fulgurant du maître britannique. Dans ses toiles, le sujet le plus humble s’élève vers le sublime par le seul traitement chromatique d’une lumière qui irradie et transforme tout.

Et la lumière est là, aussi, dans l’oeuvre de Dorothée Delornoir. Une lumière qui pourtant provient des entrailles de la terre : c’est celle du bitume, celle qui jaillit de sa couleur sombre. Mais comment le noir peut-il être aussi lumineux ? C’est la question que pose Henri Matisse lorsqu’il cherche à dire la violence de la lumière du Midi à travers une fenêtre, ou de le lumière rasante, éblouissante, du matin, qui inonde la pièce à mesure que les rideaux s’ouvrent. Mais regardez bien, le noir, ici, n’est jamais tout à fait noir...

Jackson Pollock n’est pas très loin non plus. L’usage des coulures de matière liquides depuis le pot sur une face posée au sol n’est pas sans rappeler la technique du « dripping » qu’il mit au point il y a quelques soixante ans. Ils partagent aussi une implication totale de l’être dans le geste artistique : la toile est chargée d’exprimer ce que ressent l’artiste. On parle alors plus communément d’ « action painting », et, aussi d’ « expressionnisme abstrait ».

Au contact de la toile, la matière se répand en tâches plus ou moins opaques, aux contours plus ou moins définis, d’un effet lyrique saisissant. Cette esthétique de l’informe et du tachisme évoque le souvenir du peintre français Jean Fautrier et de ses formes diluées dans la couleur.

Enfin, son goût pour la nouveauté et sa recherche de contrastes l’ont amenée à introduire au sein de la toile des matériaux comme le sable, la semoule, le riz, dans le but de conférer une texture autre à certains épanchements de bitume. Les cubistes Pablo Picasso et Georges Braque avaient déjà consacré un siècle plus tôt l’introduction, dans l’espace sacré de la toile, de matériaux jugés moins nobles que la peinture.

S’il fallait qualifier le travail de Dorothée Delornoir, on s’attarderait plus volontiers sur son attitude au travail, et d’emblée le mot « curiosité » s’imposerait. Car c’est elle qui la pousse à tout expérimenter : les moyens formels, les ustensiles, les formats (quadrangulaires, octogonaux) mais aussi les supports (toile, carton, bois, métal…). Le bitume, par l’énergie qu’il dégage sur la toile et sa tendance à l’insubordination dans le temps, entre en résonance avec le caractère de l’artiste, et devient la parfaite métaphore de ce qu’elle cherche à exprimer en art.

Dorothée Delornoir chante ainsi les louanges d’une matière de nos jours décriée, elle célèbre la beauté d’un élément que nous oublions tant il envahit notre quotidien. Elle hisse au rang de matériau artistique un élément qui a longtemps servi à marquer la déviance lorsqu’il était coulé sur le visage des condamnés. Elle sait aussi que le pétrole s’est fait lumière, comme dans ses toiles, quand jadis il remplaçait l’huile des lampes. Mais Dorothée Delornoir révèle surtout à quel point le bitume reste un mystère malgré son emploi aujourd’hui courant, ainsi qu’un matériau précieux qui, il y a bien des siècles, accompagnait l’âme des plus grands de ce monde dans leurs tombes, et vers l’au-delà. 

Lauranne Corneau, Avril 2015